Jeu e(s)t Contexte: DANGANRONPA

On nous parle souvent d’immersion : de la manière dont un jeu vidéo nous saisit, nous capte, nous « isole ». On évalue même la qualité d’une production à ce degré d’immersion. On glorifie la prétendue forme d’affranchissement mental (et physique) que provoquerait la pratique d’un « bon » jeu. On désire que le jeu nous « isole » du reste du monde, qu’il se nourrisse de lui-même et ne communique qu’à ses joueurs.

A chaque fois que l’on clame la grandeur de l’immersion vidéoludique, on pacifie le joueur et son libre arbitre. La technologie (le jeu vidéo) devient magie ; elle ensorcèle le joueur et l’empêche de réfléchir et de dialoguer avec le jeu et ses créateurs.

Mais tout cela est bien entendu profondément stupide : on ne peut pas ne pas communiquer et le jeu vidéo est devenu une de nos nouvelles références communes. Qu’on le veuille ou non, un jeu vidéo est un outil culturel : on le détourne, on se l’approprie, on l’interprète. On (re)comprend le monde à travers lui.

Le 1er août 2015, Mark Karpelès, connu pour sa grande passion de l’animation japonaise, des nouvelles technologies et des jeux vidéo, est arrêté par les autorités japonaises à son appartement à Tokyo. Ancien directeur général de l’ex-plus grande plateforme d’échange de BitCoin Mt. Gox, Karpelès est soupçonné de falsification des comptes de sa société. Les troubles causés par l’effondrement de Mt.Gox ont secoué les fondements idéologiques du Bitcoin ainsi que les nouveaux systèmes d’échange instaurés par la globalisation. Des centaines de millions sont « en jeu ».

Mais cet article n’est pas ici pour se prononcer sur le blanc ou le noir qui entoure cette affaire.

Sur le court chemin qui le mène à une voiture de police, Karpelès est filmé par la presse. Alors que l’on va surtout retenir son t-shirt portant l’inscription EFFORT LESS FRENCH, ici, c’est la casquette visée sur sa tête et couvrant son visage qui va m’intéresser. Noire et blanche, les deux couleurs s’équilibrent à l’exact milieu. La casquette est un goodie de la franchise Danganronpa. Elle représente Monokuma son personnage le plus illustre, ours mi-noir mi-blanc, proviseur de l’école dans laquelle les personnages – dont celui du joueur – se trouvent pris au piège et sont contraints de jouer à un étrange jeu de la mort.

Danganronpa-Header

Danganronpa (PSVita, 2014 en Europe): Monokuma à droite, la glorieuse bande de futurs tueurs/victimes à gauche

Monokuma illustre la dualité au cœur de l’univers des jeux et de la série télévisée. Ses deux couleurs représentent l’espoir et le désespoir, la vie et la mort, la vérité et le mensonge. Mais, elles satirisent surtout une vision de la justice humaine qui ne peut nous désigner que comme coupable ou innocent. Nous rappelant le Battle Royale de Kenji Fukasaku, Monokuma pousse les différents personnages à s’entretuer, les amène au-delà des limites sociales et morales.

L’entier de l’écriture du jeu va chercher à montrer au joueur la complexité des actions et des émotions humaines, va l’amener à craindre le potentiel destructeur en chacun de nous. Le joueur va devoir juger les autres personnages, les désigner comme coupables, et les condamner à mort. Danganronpa nous amène à questionner notre rapport au droit et à la justice.

Monokuma

Le côté blanc de Monokuma, la justice, condamne à mort le personnage que le joueur désignera comme coupable

Nous disions plus haut ne pas vouloir nous intéresser au blanc (vérité/justice) ou au noir (mensonge/crime) de cette affaire. En réalité, Mark Karpelès se rirait de cette démarche et nous le fait savoir par son geste. Peu importe d’ailleurs de savoir s’il a posé sur sa tête cette casquette et ce qu’elle représente consciemment. Le fait est que cette casquette est là, que les images de la presse nous la montrent, et que l’univers de Danganronpa se mélange à l’arrestation de Karpelès.

Plutôt que de penser la manière dont le jeu nous « isole » il s’agit de voir comment celui-ci s’imbrique dans un contexte, comment il le commente et le questionne. Comprendre un jeu est aussi le comprendre dans ses enjeux, dans son rapport à nous et au monde.

Un « bon » jeu nous permet de recréer le monde qui nous entoure, de le transformer ; il continue à résonner en nous une fois que notre manette de jeu est posée et la console éteinte ; il dialogue avec nous, nous questionne ; il nous invite à utiliser son univers pour définir le notre.
Un « bon » jeu n’est pas une île sur laquelle on va se reposer le temps d’une partie, oubliant nos problèmes quotidiens. Un « bon » jeu nous donne des clés pour nous comprendre.

Danganronpa est là, devant nous, au côté de Mark Karpelès.
Le parcours de l’homme et notre pratique du jeu, son message et ses discours se mélangent sur la photo.

Aucun jeu n’est une île.