Jeu e(s)t contexte : Ashi Wash

Critiquer un jeu vidéo comme Ashi Wash fait très facilement office de plaisanterie. Les prémisses sont simples : un pied géant sale fait irruption dans la vie d’une caméra en première personne ; il va falloir le nettoyer avant la limite de temps impartie. Une idée farfelue, presque stupide, et en tout cas grotesque. Au-delà de ce petit rictus qu’elle fait se dessiner sur nos visages, il est dur de justifier la visibilité dont ce petit jeu de game jam a bénéficié. Et pourtant, je défendrai ici l’idée qu’une analyse d’Ashi Wash a beaucoup à nous apprendre sur les enjeux de la création vidéoludique.

Le Ashiarai Yashiki est un esprit farceur japonais qui a la forme d’un pied géant, couvert de saleté, et qui pénètre dans votre maison et vous oblige à le nettoyer sous menace de destruction de votre logis.

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Ashi Wash a été créé durant l’édition estivale 2016 du My First Game Jam organisé sur le site alternatif de distribution itch.io. Il est le résultat de l’union de la petite équipe TwoGlassHams qui ont suivi à la lettre le thème de l’événement qui demandait aux participants de s’inspirer d’un récit folklorique, d’une fable ou d’un mythe. Et c’est probablement en sélectionnant le Ashiarai Yashiki plutôt que…La Belle et la Bête disons…qu’ils ont touché juste. Un jeu de game jam (ou même n’importe quel jeu vidéo à équipe réduite) demande une idée originelle simple, efficace, facilement représentable et compréhensible.

Contrairement à une fable de Perrault ou des frères Grimm, les portraits de créatures fantastiques japonais dont le Ashiarai Yashiki fait partie font plutôt figure de faits divers horrifiques qui introduisent non pas vraiment un récit mais ce que je désignerai ici comme un « système de règles » : en pénétrant dans votre maison le pied géant construit une situation simple avec condition de victoire (le nettoyer) et condition d’échec (ne pas le nettoyer et perdre sa vie ou son logis). On comprend d’ailleurs dans la description une « durée de jeu », probablement fixée à la fin de la nuit.

AshiWashScreenshot

Ce motif ludique fait encore plus sens lorsque l’on réalise que le Ashiarai Yashiki apparaît notamment dans le Hyakumonogatari Kaidankai, un ancien jeu horrifique japonais dans lequel on passe de chambre en chambre en se racontant à la lueur d’une bougie cent faits divers de terreur. Les « idées » fantastiques y sont simples mais très évocatrices, comme un bon système de jeu. En bref, le mythe du Ashiarai Yashiki se définit entièrement en termes ludiques, il possède déjà tous les éléments premiers nécessaires à la construction d’une mécanique et de dynamiques de jeu : Tu fais ça tu réussis, tu fais ça tu échoues.

Le Hutzeran est un esprit sylvestre de la région des Alpes vaudoises en Suisse romande. Normalement calme, il attaque et tue les marcheurs qui ont le mauvais goût de perturber le calme de la montagne en « huchant », en appelant à plusieurs reprises (trois fois) un autre marcheur sans que celui-ci ne réponde. (Voir : Légendes des Alpes Vaudoises, Alfred Cérésole)

BurnandHutzeran

Il n’y a pas forcément besoin d’aller jusqu’au Japon pour y trouver ces sources anciennes de croyances populaires qui ont déjà prouvé leur puissance évocatrice à nos imaginaires et notre lecture du monde. Le Hutzeran des Alpes Vaudoises fonctionne lui aussi selon un « système de règles » clair et facilement transférable à une séquence vidéoludique : un contexte de jeu (la montagne (visuel), le calme (sonore)), un enjeu (trouver un autre promeneur) et une condition d’échec (perturber 3 fois le calme de la montagne sans réponse). A partir de là, le concepteur de jeu a déjà une base solide pour établir ses mécaniques sans trop s’égarer en complexifiant inutilement.

Il est impressionnant de constater toutes les réflexions que soulèvent un petit jeu comme Ashi Wash et je me suis surpris moi-même à être fasciné, non pas par sa qualité ludique, mais par les leçons que l’on peut en tirer. C’est dans l’efficacité et la lisibilité que le game designer trouve son terreau créatif.

Les mythes et les récits folkloriques ont, par leur survivance, déjà largement prouvé leur valeur et s’avèrent être des outils puissants pour nos créateurs contemporains. Mais plus important encore, ils nous rappellent l’importance que le jeu a continuellement eu dans la vie humaine et comment celui-ci a contribué à révéler nos peurs et nos espoirs.

Aucun jeu n’est une île.

Images:

1. Utagawa Kuniteru, « Le Ashiarai Yashiki – Sept mystères de Honjo (arrondissement de Sumida, Tokyo) » (ma traduction).

2. Le Ashiarai Yashiki de TwoGlassHams dans toute sa modernité.

3. Le Hutzeran illustré par le peintre Eugène Burnand.