Jeu e(s)t Contexte : Yôkai Watch

Yôkai Watch vient de sortir chez nous sur console Nintendo 3DS. Malgré un succès explosif au Japon le jeu a mis plus de deux années à être localisé en Europe et aux Etats-Unis. Autant le dire tout de suite, cette sortie en dehors du Japon fait plutôt figure de baudruche qui se dégonfle, de soufflé au fromage qui s’affaisse. Les dirigeants de Level 5, son développeur, avaient probablement raison d’être très sceptique à une sortie en dehors de leurs frontières; ils connaissaient leur produit.

2015-03-30 16.10.15Au Japon et depuis la fin de l’année 2012, il est difficile de ne pas tomber nez à nez avec Jibanyan, le personnage-mascotte de la série en se promenant dans les grandes villes japonaises. « Yôkai Watch » s’inspire du modèle de media mix de la franchise « Pokemon » pour établir une expérience de jeu concentrée sur la collection d’un nombre toujours augmentable de créatures imaginaires (ici, des créatures fantomatiques, les yôkai). La création de produits dérivés, peluches et figurines peut être diversifiée et reproduire ou prolonger hors de l’écran de jeu l’expérience de l’accumulation et de la collection. Le monde que la franchise déploie met en scène des créatures capables d’évoluer, de « muter » ce qui non seulement permet de prolonger indéfiniment son « évolution » à chaque nouveau jeu mais évoque aussi la « mutation » des technologies propres au hardware sur lequel le jeu tourne. Les pokemon évoluent et se transforment ; nous passons de la Gameboy à la GBA, DS, 3DS, New3DS.

Dans «Yôkai Watch», le joueur est invité à réévaluer les limites de son expérience de jeu parmi les différents systèmes mis à disposition : jeux sur console portable, UFO catcher, gashapon, medal game, jouets dérivés, etc. Mais, cette franchise est un exemple particulier puisque dans l’univers modélisé du jeu sont représentés ces différents formes ludiques. Ainsi, on va demander au joueur à l’intérieur du jeu vidéo de reproduire, ou plutôt de pratiquer toutes les formes ludiques qui seront à sa disposition en dehors du jeu, notamment en salles d’arcade (geemu centa) : l’avatar du joueur va devoir tourner une roue de gashapon, peut obtenir des médailles digitales similaires à leur équivalent physique ; à l’aide du yôkaiPad il obtiendra au fil du jeu des yôkai App rappelant la terminologie tablette et smartphone. La consommation transmédia apparaît directement au sein du jeu vidéo et elle est magnifiée par la possibilité qu’à le (jeune) joueur de reproduire celle-ci hors de l’écran.

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La multiplicité des supports du jeu est d’ailleurs profondément ancrée dans l’élaboration du monde de la franchise. On peut le voir notamment dans le titre qui cette fois ne désigne plus les monstres à obtenir (pocket monsters = Pokemon) mais l’objet (le jouet), la Yôkai watch qui permet de les voir, d’accéder à leur monde et de communiquer avec eux. Alors que le monde des « Pokemon » et les habitants que le compose vivent en harmonie avec les créatures de poche, l’univers de « Yôkai Watch » introduit la nécessité pour l’avatar du joueur de posséder cette montre spéciale pour pouvoir entrer en contact avec le monde parallèle des yôkai. Sa version physique, le jouet-montre ainsi que les médailles à collectionner sont d’ailleurs tout autant à l’origine du succès de la franchise que ses réitérations sur consoles portables, ou sa diffusion en séries télévisées.

Non seulement, les thématiques utilisées (les yôkai) mais aussi l’espace du récit sont avant tout pensées par son développeur Level 5 pour un contexte de jeu japonais. On peut d’ailleurs dire que le déploiement de l’expérience ludique complète ne peut fonctionner actuellement que dans ce contexte. Le dispositif vidéo ludique invite à la pratique consumériste des salles d’arcade au Japon et contribue à en rendre la consommation partie intégrante du tout. Hors, le fait que les geemu centa dans leur état actuel appartiennent presqu’exclusivement aux espaces urbains japonais rend l’exportation de l’expérience du jeu, sa « traduction », difficile.2015-04-02 17.08.32

« Yôkai Watch » combine efficacement les leçons données autant par « Pokemon » que « Ryû ga Gotoku » (voir notre article ici). Le fait de « jouer » à « Yôkai Watch », de consommer la franchise, est donc constitué par un habile mélange des pratiques liées à la mobilité (consoles portables, montre-jouet, Yôkai-Pad) et à l’immobilité (les machines d’arcade, la localisation du monde) ; au public (les échanges, les duels) et au privé (les produits dérivés : serviette de bain, cartable, etc).

Mais terminons sur un aspect encore plus révélateur de l’intime lien entre les stratégies de distribution et la variété des supports: le récit in-game. L’entier de l’histoire des Yôkai Watch 2 va se focaliser entièrement sur la création/naissance, dans l’univers, des supports. Ainsi, le joueur va découvrir la genèse de la montre Yôkai et la scène du combat final servira à expliquer l’existence des medal, du Yôkai-pad, bref…de la technologie Yôkai. Jeu/Monde/Franchise se confondent et se construisent au travers de la diversité des supports de jeu au Japon.

YokaiIn-game2Le monde de « Yôkai Watch » raconte, illustre pour les majoritairement jeunes joueurs japonais la multiplicité actuelle des pratiques, le foisonnement des nouvelles possibilités. La franchise unifie/ « sécurise » en elle, en un même univers, cette multiplicité des possibles sous des mêmes symboles, la rendant ainsi plus abordable et hospitalière.

L’étude de « Yôkai Watch » en tant que franchise transmédia témoigne des choix et des mutations des pratiques (vidéo) ludiques au Japon. A travers cette intrusion des imaginaires dans le quotidien, la franchise fonctionne comme une introduction aux nouvelles formes technologiques et aux dispositifs ludiques de consommation qui vont entourer le jeune joueur japonais dans sa vie future.

Mais alors, nous, comment sommes-nous supposés jouer (et évaluer) le récemment sorti Yokai Watch ?

Aucun jeu n’est une île.

 

(Note de l’auteur: Cet article reprend des éléments développés, durant les 3 dernières années, lors de conférences tenues (dans l’ordre chronologique) au colloque Suisse Romand « Pouvoirs des jeux vidéo : des pratiques aux discours », au 11ème colloque de la Société Française des études japonaises (SFEJ) « Le Japon au XXIème siècle : dynamiques et mutations » et enfin au 4ème colloque de l’OMNSH « Les supports du jeu vidéo »)