L’Ombre du Mordor

Je suis nul en puzzle. Je suis de ceux qui après avoir méthodiquement reconstitué les pièces du cadre et rempli méticuleusement l’image pendant de longues heures, se retrouve à contempler le trou béant laissé par une pièce égarée en cours de route. Une situation dans laquelle se trouvait jusqu’à aujourd’hui le jeu vidéo post-Crackdown.

Porté par le populaire GTA, le jeu à monde ouvert cherche depuis quelques années un nouveau souffle narratif, le modèle des missions linéaires accompagnées de leur cortège de missions annexes ayant été usé jusqu’à la corde. Un des instigateurs de la célèbre série de Rockstar, Dave Jones, a pourtant proposé en 2007 une nouvelle direction avec le boiteux mais ambitieux Crackdown. Toute la narration s’y faisait via le gameplay en lieu et place des classiques cinématiques. Si le jeu s’avérait agréable de par sa liberté, il échouait malheureusement à insuffler aux antagonistes principaux une quelconque personnalité. Joli cadre, bel effort de remplissage mais une pièce avait visiblement glissé sous le canapé.

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Crackdown

Sept ans plus tard, l’Ombre du Mordor débarque avec sa bonne bouille de jeu à licence inoffensif et une boîte remplie de pièces piquées à ses petits copains.

Pour son gameplay, dans un style très 2014, il pille le cartable d’Ezio et de Batman. On y trouve donc une carte plutôt vaste que l’on découvre à coup de tours à escalader et de déplacements de montes-en-l’air automatisés. Déplacements qui avec leur légère rigidité se trouvent être d’un point de vue animation les petits frères handicapés du jeu d’Ubi. Ils ont par contre le bon goût d’être d’une précision très correcte: il est rare de se retrouver, comme souvent chez l’Assassin, suspendu à une corniche les fesses soumises au regard de l’adversaire alors que l’on souhaitait marquer un arrêt furtif au bord d’un toit. Une précision que l’on retrouve dans le système de combat inspiré des dernières productions Batman. L’Ombre du Mordor livre aussi sur ce point une copie solide avec un panel d’attaques variées couronnés par des animations du plus bel effet. Tout au plus pourra-t’on lui reprocher quelques compétences facilitant un peu trop la vie du joueur au lieu de corser le challenge.

L'ombre du mordor stealth

Pour les pièces de son histoire, l’Ombre du Mordor va sans gêne taper comme tout le monde dans la collection de Jean René Régis Tolkien. Située dans un étroit no man’s land temporel du Seigneur des Anneaux, le scénario se prélasse malheureusement dans le revenge movie peu inspiré. Talion, ranger du Mordor, se fait égorger avec toute sa petite famille par un sbire de sa seigneurie Sauron. Rendu immortel par une colocation corporelle mystique, il part se faire justice à coups d’épée rageurs. Si le scénario ne sera clairement pas suffisant pour exciter le fan club de JRR ou qui que ce soit d’autre, il a le mérite de justifier les mécaniques de jeu telles que l’immortalité du joueur et les pouvoirs magiques de Talion. Et c’est bien là tout ce qu’on lui demande, car l’Ombre du Mordor est de ces jeux qui racontent leurs histoires par le gameplay plutôt que les cinématiques. Seulement lui, contrairement à Crackdown, a retourné le salon du monde ouvert pour dénicher la pièce égarée sous le canapé.

Cette pièce, vous l’aurez deviné, c’est le « Nemesis System ». A l’image de Crackdown, l’objectif final de l’Ombre du Mordor est de s’emparer du haut commandement de l’armée Orc en se basant sur un organigramme disponible à tout instant. Si l’interaction principale avec ces généraux repose sur des classiques coups d’épée entre les deux oreilles, au fil du jeu cette énigmatique hiérarchie va se révéler pleine de possibilités. Dans un premier temps, il sera nécessaire de se renseigner. Chaque capitaine possède ses forces et ses faiblesses qu’il faudra découvrir en interrogant des cibles précises ou en récupérant des documents disséminés dans le Mordor. Bien évidement, si la basse capitainerie fait dans la douceur, le haut du tableau affiche clairement de quoi calmer vos ardeurs de début de partie. La bonne nouvelle, c’est que vous n’aurez pas nécessairement besoin de faire tout le travail par vous-même, car un Orc comme un employé de multinationale tente de bouffer son supérieur à la première occasion. Ces occasions seront mentionnées sur la carte: à vous d’en profiter pour encourager la promotion des faibles, leur tête ne sautera que plus facilement sous votre épée une fois arrivés au sommet. Ce dernier est constitué de généraux assurant leur protection au moyen de lieutenants dont il sera évidement judicieux de se débarrasser au préalable. Ceci devient d’autant plus réjouissant lorsque l’on débloque la possibilité de rallier les Orcs vaincus à notre cause. Imaginez la surprise d’un général lorsque, lors de votre attaque, il se rend compte que ses fidèles lieutenants sont à votre botte. Plus subtile encore, vous pouvez envoyer un Orc spécialiste en flèches de feu aux fesses d’un de ses camarades terrorisé par les brûlures. Je vous laisse donc envisager le potentiel narratif pour tout joueur doté d’un peu d’imagination.

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D’autant que de l’imagination, il ne vous en faudra pas tant que ça. Monolith a bien fait le travail: les capitaines se souviennent de vos rencontres et vous interpellent de manière différente selon le passif que vous avez avec eux. Leurs visages et caractéristiques, bien que générés aléatoirement, leur donnent une véritable personnalité cohérente. On se surprend à les considérer comme des personnages à part entière qui n’ont rien à envier à leurs camarades mis en scène, mais avec l’inégalable saveur de la situation que l’on sait être le seul à vivre.

L’Ombre du Mordor me fait terriblement penser à Mirror’s Edge. Comme lui, il est plein d’aspérités telles que sa direction artistique terne, une répétitivité indéniable, des ennemis peu réveillés sitôt que l’on se place en hauteur ou ses missions « classiques »  peu inspirées l’empêchant d’obtenir un statut de ténor de fin d’année. Il n’empêche que je serais prêt à parier que la narration émergente de son « Nemesis System » sera un ingrédient aussi indispensable au monde ouvert que le body awarness de Mirror’s Edge l’est aujourd’hui au FPS.

L’Ombre du Mordor ne nous offre peut-être pas un puzzle à l’illustration parfaite mais il a le rare mérite d’avoir mis la main sur la satanée pièce que tout le monde cherchait pour donner un nouveau visage aux mondes ouverts de demain. Un talent qui ne peut que laisser admiratif un puzzliste bas de gamme de mon espèce.